Les organisations féministes et de femmes signataires de cet appel ont suivi avec beaucoup d’attention les allocutions prononcées par les différents ambassadeur.drice.s des pays membres du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Elles prennent acte des déclarations en faveur d’un appui de la communauté internationale pour sortir Haïti de la crise multidimensionnelle dans laquelle elle est plongée.
Les signataires tiennent à rappeler que la démarche poursuivie depuis tantôt trois ans par des organisations de la société civile pour une résolution de la crise, part entre autres du constat d’échecs patents des solutions exogènes qui occultent le plus souvent les réalités sociohistoriques et culturelles.
Le 25 juin 2019, la résolution S/R/2476 (2019) du Conseil de Sécurité des Nations Unies a établi le Bureau Intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH). Celui-ci, d’après l’article 1.a de la résolution, a pour mandat de « conseiller le gouvernement d’Haïti pour promouvoir et renforcer la stabilité politique et la bonne gouvernance, y compris l’État de droit, préserver et favoriser un environnement pacifique et stable, y compris en appuyant un dialogue national inclusif entre Haïtiens, et protéger et promouvoir les droits humains ».
Force est de constater que la situation sécuritaire s’est empirée depuis trois (3) ans en dépit de la présence constante du BINUH. Il n’a pas réussi à fournir un appui adéquat aux forces de police pour les habiliter à endiguer la violence des gangs et les violations des droits humains. Selon la Fondation Je Klere, pas moins de cent cinquante (150) gangs actifs existent en Haïti, dont quatre-vingt-douze (92) à Port-au-Prince, la capitale. Le rapport publié en avril 2021, par Harvard Law School’s International Human Rights Clinic et l’Observatoire Haïtien des Crimes contre l’Humanité (OHCCH), révèle que le gouvernement de Jovenel Moïse, supporté inconditionnellement par les Nations Unies, est à l’origine de trois (3) massacres entre 2018 et 2020 dans des quartiers de Port-au-Prince en fournissant aux gangs de l’argent, des armes, des uniformes de police et des véhicules du gouvernement pour mener ces attaques. Plusieurs dizaines de femmes ont été victimes de viols collectifs lors des massacres. Le Président de la République a été assassiné dans sa résidence le 7 juillet 2021. Du 1er janvier au 31 mai 2022, la Police nationale d’Haïti (PNH) a enregistré 540 enlèvements contre 396 enregistrés au cours des cinq (5) derniers mois de l’année précédente, soit une augmentation de 36.4%. Quatorze mille sept cents (14 700) personnes déplacées ont été recensées en l’espace de quatre (4) semaines et un million sept cent soixante-dix mille (1 770 000)[1] migrant.e.s haïtien.ne.s ont été enregistré.e.s dans différents pays, principalement aux Etats Unis, en République dominicaine et au Chili.
Les institutions démocratiques sont dysfonctionnelles voire inexistantes. Le mandat des parlementaires est arrivé à terme en janvier 2020 alors qu’aucune disposition sérieuse n’a été adoptée pour leur renouvellement. Cette observation s’applique aussi aux Collectivités territoriales et à la Présidence. Concernant le pouvoir judiciaire, les juges dont les mandats sont terminés ne peuvent pas être régulièrement remplacés en raison de la vacuité des pouvoirs législatif et exécutif impliqués dans le processus de leur nomination. Autrement dit, aujourd’hui nous assistons à un effondrement du système démocratique en Haïti. Les processus de dialogue initiés par le BINUH depuis quelques années déjà, tardent encore à produire des résultats. Un large consensus sur la gouvernance intérimaire de transition vers des élections entre les acteurs et actrices n’est toujours pas trouvé. La communauté internationale a décidé de doter le pays d’un Premier ministre sans mandat mais détenteur de tous les pouvoirs, en ignorant les initiatives prises par des citoyens et citoyennes pour donner une nouvelle direction au pays.
Les faits exposés ci-dessus nous autorisent à nous interroger sur l’efficacité et le bien-fondé du BINUH. En comparant ces faits avec les actions que le Bureau devait entreprendre, il est à se demander si le renforcement et l’élargissement de son mandat ne risque pas d’enfoncer davantage le pays dans la crise.
Les organisations féministes et de femmes signataires de cet appel exhortent la Communauté internationale à tirer des enseignements des résultats de ces modes d’intervention qui apparaissent globalement négatifs, que ce soit en Haïti (1994-2004 / 2017), en Somalie (1992) ou en Lybie (2011). Elles sont généralement porteuses d’effets pervers, comme les abus et violences sexuelles envers les femmes, l’introduction du choléra en Haïti, suscitant de nouveaux conflits, bloquant les efforts de coopération internationale et servant davantage les intérêts de certaines puissances que la cause de la paix.
Il découle de ce qui précède, que les organisations signataires s’opposent à toute mission de paix et de stabilisation en Haïti. Elles réitèrent le droit à l’autodétermination des peuples et le principe de souveraineté du pays tels que stipulé dans l’article 1.2 de la Charte des Nations Unies. Elles invitent les pays se disant « amis d’Haïti » à envisager, avec la participation des forces vives de la Nation haïtienne, un plan de sortie de crise susceptible de contribuer à la reconstruction de l’État, à la relance de l’économie, et au désarmement des gangs.
Les organisations féministes et de femmes signataires lancent un appel de solidarité, notamment à toutes les organisations sociales des pays siégeant au Conseil de Sécurité des Nations Unies pour faire échec à toute velléité de mise en place d’une opération de paix en Haïti.
Port-au-Prince, le 11 juillet 2022.
Pour authentification :
Yolette Andrée JEANTY
Les signataires :
SOFA, Kay Fanm, REFRAKA, Dantò, GADES, AFASDA, Fanm Deside, Fondation Toya
[1] Estimations 2020 de l’ONU.